9 octobre 2006

L'autre monde (bis)



Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs, et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !


Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre

[…]

Les romanciers nous ont appris à vivre avec l’apparente fiction des images qu’ils suscitaient et qu’il ne tenait qu’à nous de faire exister. D’incarner en fonction de notre sensibilité et de notre expérience. Dans L’ivrogne dans la brousse, l’écrivain nigérian Amos Tutuola fait coexister les morts et les vivants comme si cela était la chose la plus naturelle du monde. Comme si la frontière subtile entre notre monde et l’au-delà n’était pas dans la matérialité physique, mais dans nos âmes. L’autre monde n’est jamais très loin, pour peu que nous daignions le rechercher. L’entrée du Pays des Merveilles d’Alice où la jeune fille va s’écrier : «en fait je ne savais pas que les chats étaient capables de sourire», se trouve simplement au fond de son jardin et, après un voyage initiatique autour du monde pendant lequel il découvre divers mœurs et différents personnages, Candide comprend que ce qu’il doit faire avant tout est « cultiver son jardin ». Atteindre l’autre monde, c’est nous débarrasser de toutes nos idées reçues et de tous ces fatalismes. C’est libérer notre âme des certitudes qui l’entravent. C’est franchir la frontière invisible qui sépare nos émotions et nos rêves de notre condition humaine. C’est, comme le disait Rimbaud : parvenir à voir « quelquefois ce que l’homme a cru voir ».
[…]
L'autre monde n’est pas nécessairement loin de nous. Il peut se cacher dans les détails auxquels d’autres yeux que celui du photographe ne prêtent aucune attention. Rechercher l’autre monde, c’est nous contraindre à nous repenser nous-mêmes. C’est remettre en question les idées reçues que nous portons sur nous-mêmes et celles que le monde projette sur nous. C’est repenser le passé à la lumière du présent, mais c’est également se projeter vers l’avenir, en s’ouvrant à d’autres possibles. En révélant la beauté là où d’autre ne verraient que laideur, en révélant le bonheur et la joie là où d’autres ne verraient que misère et tristesse. Bref, en recréant le monde à notre mesure. Un monde qui nous corresponde et qui ne soit pas la projection des autres, un atopos, selon le mot de Roland Barthes. C’est le seul moyen aujourd’hui de se prétendre humain et de contredire la marche d’un monde qui entend enfermer l’humanité dans un moule unique et mortifère.

Simon Njami, commissaire général des VIèmes Rencontres africaines de la photographie à Bamako, intitulées "Une autre monde".

Introduction à Un autre monde, Ministère de la culture du Mali/AFAA, 2005.
La photo du photographe est de Zoë.







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