23 octobre 2006

La traversée




[…]

Et quand, débouchant de la haute mer, nous atterrirons au point visé – ou à côté – ce sera, nous, marins, comme la caravane, nous, chameliers, comme le navire. Quelle vigie a frémi de joie – la joie simple et forte d’en avoir, pour un temps, fini avec le danger – comme nous ont émus, après plusieurs centaines de kilomètres de néant, la silhouette du fortin d’Arouan, paquebot sans mât, chevauchant sa dune, la ligne bleue des falaises de l’Asegrad, la gara de Hammou Salah, repère de Taoudeni, les sombres couronnes des palmiers de Touat ?



Atterrissage manqué, d’ailleurs, celui-ci : je voulais, sortant d’une longue captivité dans l’Erg Chech, débarquer à Testfaout ; en touchant l’oasis, nous ignorions encore une erreur que nous apprenait le premier Ksourien questionné : nous étions à Bour Sidi Youssef. Cela, me dit-on, arrive parfois aussi aux marins…
Même sur des pistes fréquentées, la circulation au désert, à travers une immensité sans limites aux horizons indéfiniment circulaires, est déjà passablement maritime, cabotages à la sécurité desquels un pilote, le guide, est indispensable.
Mais au vrai grand large, ni l’un ni l’autre ne le demeurent. A quoi serviraient-ils ? Au long cours, dans les zones inconnues, et quand il faut se lancer à l’aventure derrière le chiffre qui oscille sous le prisme de la boussole, le voyage se fait véritable navigation.









Le Saharien n’a alors sur le marin, qu’un avantage, ne point avoir à tenir compte, le soir, dans le calcul du point estimé, de la dérive, son océan, à lui, étant sans courants. Comme le marin, privé de repères utilisables au sol, il se place, quand il le peut, sur un point observé, et les cartes de l’un comme de l’autre, crayonnées seulement de lignes droites d’une vigoureuse franchise, ignorent les molles subtilités de la courbe.



























Le Saharien, en effet, sauf dans les régions accidentées, comme le navigateur, n’a pas à se soucier des obstacles et rien à contourner, ni villes, ni champs, ni forêts. Il avance droit devant lui, as the crow flies, au plus court. Un seul angle de marche, constamment vérifié au compas, suffit pour des jours et des jours de route, parfois pour plus d’une semaine : en mars 1935 nous avons accompli le raid Tinioulig-Arouan (six cents kilomètres, quinze jours) en changeant une seule fois de direction, et volontairement d’ailleurs.

















La caravane, toute petite surface habitable et sûre, qui se déplace au ras du sol sur un océan pétrifié tout à tour de sable ou de cailloux, est un navire. Le guide qui, en avant, interroge l’horizon et ouvre la marche en est la proue ; ce traînard, attardé à ressangler sa monture ou à têter sa guerba, marque la poupe. Entre les deux, c’est la vie possible ; en dehors de l’étroit ruban où chemine la colonne, du sentier piétiné où tremble parfois un flocon d’écume, en avant, en arrière, à gauche, à droite, c’est le danger, la mort peut-être. Tomber la nuit d’un paquebot en plein Atlantique, ou « tomber » - si l’on peut dire- d’une caravane en plein Lemriyé c’est un sort assez comparable et dont les effets ne tarderont guère à se révéler identiques, bien que les causes soient tour à tour excès ou insuffisance d’hydratation.

[…]

Théodore Monod, Méharées, Terres d’aventure/Actes Sud, Arles, 1989.



1 commentaire:

Anonyme a dit…

Quentin bonjour,

c'est sympa d'avoir pensé à m'envoyer quelques images, mais je dois te dire
que j'ai déjà été sur le site et c'est super bien fait! Bravo pour partager
tes émotions et images.

Bonne fin de semaine et au plaisir,

Allain
(par e-mail)