19 juillet 2007

Les bulles












L’enfant auquel on a fait le cadeau se tient sur le balcon, fébrile, et suit des yeux les bulles de savon qu’il souffle dans le ciel à partir de l’anneau qu’il tient devant sa bouche. Voilà qu’un essaim de petites bulles jaillit vers les hauteurs, son allégresse chaotique rappelle un lancer de billes nacrées bleues. Ensuite, lors d’une tentative ultérieure, c’est un gros ballon ovale qui se détache du petit cercle, tremblant, empli d’une vie anxieuse : la brise l’emporte et il descend en planant dans la rue. L’espoir de l’enfant ravi le suit. L’enfant en personne s’élève dans l’espace avec sa bulle miraculeuse, comme si, pendant quelques secondes, son destin était suspendu à celui de cette structure tressaillante. Lorsque la bulle éclate enfin, après un vol tremblant et languissant, l’artiste de la bulle de savon, sur son balcon, émet un son qui est à la fois un soupir et un cri jubilatoire. Pendant le laps de temps où la bulle a vécu, le souffleur était hors de lui, comme si l’existence de la bulle avait dépendu du fait qu’elle demeurât enveloppée dans une attention qui accompagnait son vol. Tout manque d’accompagnement, toute négligence dans l’espoir et le tremblement qui escortent cette bulle dans son vol aurait condamné cette chose scintillante à un échec prématuré. Même si, plongée dans la veille enthousiaste qu’exerçait son créateur, elle était autorisée à traverser l’espace en planant, pour un instant merveilleux, elle était pourtant condamnée, au bout du compte, à se dissoudre dans le néant. Sur le lieu où a éclaté la bulle, l’âme du souffleur, après être sortie du corps de la bulle, est demeurée seule pour un bref instant, comme si la bulle et l’âme étaient parties toutes deux pour une expédition commune, la seconde perdant son partenaire à mi-chemin. Mais un instant, à peine, est alloué à la mélancolie ; ensuite, la joie du jeu revient, avec la progression cruelle que l’enfant connaît bien, désormais. Que sont les espoirs qui éclatent, sinon des incitations à mener de nouvelles tentatives ?

Le jeu se prolonge, inlassablement : de nouveau, les globes descendent en planant depuis le haut de la maison, et de nouveau le souffleur assiste avec une joie attentive ses œuvres d’art pour leur vol à travers le tendre espace. A l’apogée de l’action, lorsque le souffleur s’est entiché de ses globes comme s’il s’agissait de miracles par lui-même accomplis, les bulles de savon qui enflent et s’éloignent ne courent aucun risque de disparaître par manque d’accompagnement ravi. L’attention du petit magicien vole à leur suite dans le lointain et soutient les minces parois du corps insufflé avec son assistance enthousiaste. Entre la bulle de savon et son souffleur règne une solidarité qui exclut le reste du monde. Et comme les structures scintillantes s’éloignent, le petit artiste se détache toujours à nouveau de son corps sur le balcon, pour être totalement auprès des objets qu’il place en état d’existence. Dans l’extase de l’attention, la conscience enfantine est pratiquement sortie de sa source corporelle. Alors que l’air expiré se perd d’ordinaire sans laisser de trace, le souffle inclus ici dans les globes est pourvu d’une vie ultérieure momentanée. Pendant que les bulles se déplacent dans l’espace, celui qui les a créées est authentiquement hors de soi – auprès d’elles et en elles. Dans les globes, son exhalaison s’est détachée de lui, elle est conservée et portée au loin par la brise ; dans le même temps, l’enfant est ravi à soi-même dans la mesure où il se perd dans le vol hors d’haleine de son attention à travers l’espace animé. Ainsi, la bulle de savon devient pour son créateur le vecteur d’une surprenante expansion de l’âme. La bulle et son souffleur existent en commun dans un champ que tend la participation attentive.

L’enfant qui suit ses bulles de savon dans le champ ouvert n’est pas un sujet cartésien qui demeure sur son point de pensée sans extension tout en observant un objet étendu dans sa trajectoire à travers l’espace. Porté par un enthousiasme solidaire avec ses globes scintillants, le joueur qui mène l’expérience se précipite dans l’espace ouvert et transforme en une sphère animée la zone située entre l’œil et l’objet. Tout œil et tout attention, le visage enfantin s’ouvre à l’espace situé devant lui. Imperceptiblement, le joueur s’ouvre ainsi, dans son heureux divertissement, à une compréhension qu’il oubliera plus tard, dans les peines de l’école : le fait que l’esprit, à sa manière, est lui-même dans l’espace. Ou bien devrait-on plutôt dire : que ce qui s’appelait jadis l’esprit désignait d’emblée des communautés d’espaces ailées ? Une fois que l’on a fait ses premières concessions à ce type d’aveux, on est tenté de continuer à poser ses questions dans la même direction : si l’enfant insuffle sa respiration aux bulles de savon et leur reste fidèle en les suivant de ses regards extatiques – qui, auparavant, a déposé son souffle en l’enfant qui joue ? Qui demeure fidèle à cette jeune vie dans son exode hors de la chambre d’enfants ? De quelles attentions, de quels espaces d’animation les enfants restent-ils captifs lorsque leur vie réussit à prendre des sentiers ascendants ? Qui accompagne les jeunes garçons sur leur chemin vers les choses et vers leur quintessence, le monde partagé ? Existe-il donc dans toutes les circonstances quelqu’un dont les enfants sont l’extase lorsqu’il sortent en planant dans l’espace du possible et continuent leur ouvrage ? Et qu’arrive-t-il à ceux qui ne sont le souffle de personne ? Toute vie qui sort du rang et s’individualise demeure-t-elle en général contenue dans un souffle accompagnant ? L’idée que tout ce qui est là et devient un sujet serait le souci de quelqu’un est-elle légitime ? On connaît effectivement le besoin – Schopenhauer l’a qualifié de métaphysique- que tout ce qui appartient au monde ou à l’Etant dans son ensemble soit contenu dans un souffle, comme dans un sens ineffaçable. Peut-on satisfaire ce besoin ? Est-il justifiable ? Qui, le premier, a conçu l’idée que le monde n’est strictement rien, sinon la bulle de savon d’un souffle globalisant ? Quel être-hors-de-soi serait alors tout ce qui est effectivement ?

Peter Sloterdijk, Bulles, Spères I, Fayard, 2002.

18 juillet 2007

Le studio




















En pensant au portraitiste Malick Sidibé (Bamako) et à Germain Kiemtore (Ouaga).

1 juillet 2007

L'iris



Merci d’être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité. Tu élèves au bord des eaux des affections miraculeuses, tu ne pèses pas sur les mourants que tu veilles, tu éteins des plaies sur lesquelles le temps n’a pas d’action, tu ne conduis pas à une maison consternante, tu permets que toutes les fenêtres reflétées ne fassent qu’un seul visage de passion, tu accompagnes le retour du jour sur les vertes avenues libres.

René Char, Lettera amorosa, Gallimard, 1953.