24 juillet 2006

L'or du Faso




Se za si zaad ragdo (ancien mooré). Sen zaad si zaad rateengda (mooré moderne).
Celui qui apporte les abeilles apporte l’échelle.

Proverbe mossi.

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Si l’abeille venait à disparaître, l’espèce humaine n’aurait que quatre années à vivre.

Albert Einstein (citation apocryphe)



Seules, elles élèvent leur progéniture en commun, possèdent des demeures indivises dans leur cité, et passent leur vie sous de puissantes lois; seules, elles connaissent une patrie et des pénates fixes; et, prévoyant la venue de l'hiver, elles s'adonnent l'été au travail et mettent en commun les trésors amassés. Les unes, en effet, veillent à la subsistance, et, fidèles au pacte conclu, se démènent dans les champs; les autres, restées dans les enceintes de leurs demeures, emploient la larme du narcisse et la gomme gluante de l'écorce pour jeter les premières assises des rayons, puis elles y suspendent leurs cires compactes; d'autres font sortir les adultes, espoir de la nation; d'autres épaississent le miel le plus pur et gonflent les alvéoles d'un limpide nectar. Il en est à qui le sort a dévolu de monter la garde aux portes de la ruche; et, tour à tour, elles observent les eaux et les nuées du ciel, ou bien reçoivent les fardeaux des arrivantes, ou bien encore, se formant en colonne, repoussent loin de leurs brèches la paresseuse troupe des frelons. C'est un effervescent travail, et le miel embaumé exhale l'odeur du thym.

Ainsi, quand les Cyclopes se hâtent de forger les foudres avec des blocs malléables, les uns, armés de soufflets en peau de taureaux, reçoivent et restituent les souffles de l'air; les autres plongent dans un bassin l'airain qui siffle; l'Etna gémit sous le poids des enclumes ; eux lèvent de toutes leurs forces et laissent retomber leurs bras en cadence, et, avec la tenaille mordante, tournent et retournent le fer; de même, s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, les abeilles de Cécrops sont tourmentées d'un désir inné d'amasser, chacune dans son emploi. Les plus vieilles sont chargées du soin de la place, de construire les rayons, de façonner les logis dignes de Dédale; les plus jeunes rentrent fatiguées, à la nuit close, les pattes pleines de thym; elles butinent, de çà, de là, sur les arbousiers et les saules glauques et le daphné et le safran rougeâtre et le tilleul onctueux, et les sombres hyacinthes. Souvent aussi, dans leurs courses errantes, elles se brisent les ailes contre des pierres dures, et vont jusqu'à rendre l'âme sous leur fardeau, tant elles aiment les fleurs et sont glorieuses de produire leur miel.

Virgile, Georgiques, Livre IV, traduction de Maurice RAT, Virgile. Les Bucoliques et les Géorgiques, Paris, Classiques Garnier, 1932.











21 juillet 2006

Le pays natal


Nous naissons, pour ainsi dire, provisoirement quelque part. C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine, pour y naître après coup et chaque jour plus définitivement.

Rainer Maria Rilke
(transmis par Gody)


µ


Parce que nous vous haïssons vous et votre raison,
Nous nous réclamons de la démence précoce de la
Folie flambante du cannibalisme tenace

Trésor, comptons :
la folie qui se souvient
la folie qui hurle
la folie qui voit
la folie qui se déchaîne

Et vous savez le reste

Que 2 et 2 font 5
que la forêt miaule
que l’arbre tire les marrons du feu
que le ciel se lisse la barbe
et caetera et caetera…

Qui et quels nous sommes ? Admirable question !

A force de regarder les arbres je suis devenu un arbre
et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de
larges sacs à venin de hautes villes d’ossements
à force de penser au Congo
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves
où le fouet claque comme un grand étendard
l’étendard du prophète
où l’eau fait
likouala-likouala
où l’éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force
les sangliers de la putréfaction dans la belle orée
violente des narines.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983.



Chaque instant de nos rendez-vous
Etait épiphanie pour nous
Nous deux, seuls sur la terre
Hardie et plus qu’une aile d’oiseau légère
Tu dévalais les marches comme un vertige
Et à travers l’humide lilas
Tu m’emmenais dans tes états,
De l’autre côté du miroir
Et quand vint la nuit
J’eus droit enfin à la clémence
S’ouvrirent les portes du sanctuaire
Et la nudité éclaira les ténèbres
Et s’inclina doucement
Et m’éveillant : « Sois bénie ! »
De ces mots je savais l’audace :
Tu dormais
Et depuis la table le lilas
Venait effleurer tes joues
De son univers bleuâtre
Et sous ces doigts bleuissant
Tes joues reposaient,
Tiède était ton bras
Et dans le cristal battait le pouls des fleuves
Les monts fumaient, les mers tremblotaient
Et une sphère de cristal dans la paume
Tu dormais comme sur un trône
Dieu du ciel ! Tu étais mienne
Tu ouvris les yeux changeant soudain
Les mots humains et quotidiens
Et le langage fut envahi de sons puissants
Et le mot « toi »
Changea de sens et signifia « roi »
Tout fut transfiguré, même
Les choses les plus simples –cruche, bassine-
Quand l’eau dure et plissée, en gardienne
Se tenait entre nous deux
Et nous fûmes entraînés Dieu sait où
Et s’écartaient, comme mirages devant nous
Les villes bâties par enchantement
La menthe se couchait à nos pieds
Et les oiseaux venaient nous accompagner
Les poissons nous suivaient dans la rivière…
Et le ciel s’ouvrit devant nos paupières
Lorsque nous suivait le destin
Tel un fou, rasoir en main

Premier poème d’Arsenï Tarkovski, cité dans Le Miroir de Andreï Tarkovski (le fils)








20 juillet 2006

Le chemin



Les savoirs sont dans le ventre les uns des autres, ils sont mêlés comme des chemins de vaches.
Proverbe ouest-africain

µ

Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
y al volver la vista atras
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.
Antonio Machado, Chant XXIX Proverbios y cantarès, Campos de Castilla, 1917.


Marcheur, ce sont tes traces
ce chemin, et rien de plus ;
Marcheur, il n'y a pas de chemin,
Le chemin se construit en marchant.
En marchant se construit le chemin,
Et en regardant en arrière
On voit la sente que jamais
On ne foulera à nouveau.
Marcheur, il n'y a pas de chemin,
Seulement des sillages sur la mer.
Traduction de José Parets-LLorca



A l’origine, le mot méthode signifiait cheminement. Ici, il faut accepter de cheminer sans chemin, de faire le chemin dans le cheminement. Ce que disait Machado : Caminante no hay camino, se hace camino al andar. La méthode ne peut se former que pendant la recherche ; elle ne peut se dégager et se formuler qu’après, au moment où le terme redevient un nouveau point de départ, cette fois doté de méthode. Nietzsche le savait : « Les méthodes viennent à la fin ». Le retour au commencement n’est pas un cercle vicieux si le voyage, comme le dit aujourd’hui le mot trip, signifie expérience, d’où l’on revient changé. Alors, peut-être, aurons-nous pu apprendre à apprendre à apprendre en apprenant. Alors, le cercle aura pu se transformer en une spirale où le retour au commencement est précisément ce qui éloigne du commencement. C’est bien ce que nous ont dit les romans d’apprentissage de Wilhem Meister à Siddharta.

Edgar Morin, La Méthode, t. 1, Paris, Seuil.

8 juillet 2006

L'autre monde




















Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, avril-août 1873.

Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde.

µ

Il y a une chose épouvantable – c’est que le plus grand poète français de tous les temps (Rimbaud) n’ait réussi à dire qu’une chose, une seule : « nous ne sommes pas au monde ».

Sony Labou Tansi, lettre du 29 octobre 1976 à José Pivin, extrait de Correspondance, Revue Noire Editions, Paris, 2005.

Projets ? Il faut en avoir plein la peau et le cœur. C’est un droit. Parce que, disait Rimbaud : « Nous ne sommes pas au monde ». Et je corrige en disant preuve à l’appui que « nous en sommes pas qu’au monde ».

Sony Labou Tansi, lettre du 7 octobre 1976 à Françoise Ligier, extrait de Correspondance, Revue Noire Editions, Paris, 2005.























Nous sommes trop pauvres
Trop pauvres
Pas de quoi acheter
Des draps
Ramassons des papiers
D’emballage blancs
Pas de quoi acheter un cercueil
Pas de quoi acheter des clous
Prenons nos vieilles nattes
Où nous couchions nos vies
Pour le sommeil de la mort
De nos morts multipliées
A coups de canon
Prenons du papier blanc
Pour coucher notre négritude
Née malade –
Nous savons danser comme eux Allons danser
Nous savons mourir mieux qu’eux Allons mourir.

SLT, L’autre monde, écrits inédits, Revue Noire, Paris, 1997.

7 juillet 2006

Les ioniennes encore














MES MATHEMATIQUES SUPERIEURES, je les ai faites à l’Ecole de la Mer. Voici quelques exercices à titre d’exemple :
1. Décomposez la Grèce et vous verrez qu’il ne restera pour finir qu’un olivier, une vigne et un bateau. Autrement dit, avec les mêmes éléments, vous pouvez la recomposer.
2. Multipliez par l’innocence les plantes qui embaument : le produit donne toujours la figure de quelque Jésus-Christ.
3. Le bonheur est le rapport exact entre les exercices (formes) et les sentiments (couleurs). Notre vie peut, doit être découpée selon les mêmes proportions que celles de Matisse avec ses papiers colorés.
4. Où il y a des figuiers, il y a la Grèce. Là où la montagne s’augmente de son nom, il y a le poète. La jouissance n’est pas à déduire.
5. Un crépuscule sur l’Egée contient la joie et la tristesse en doses si égales qu’en sa fin il ne reste plus que la vérité.
6. Chaque progrès sur le plan moral ne peut être qu’inversement proportionnel au pouvoir qu’ont la force et le nombre de fixer notre sort.
7. Le voyage que la moitié des gens nomme un Lointain est nécessairement pour l’autre moitié un Prochain.

Elytis Odysséas, Mes mathématiques supérieures, extrait de Le Petit Matin, 1986, cité par Jacques Lacarrière dans son Dictionnaire amoureux de la Grèce, Plon, 2001.

En pensant à tous mes professeurs de mathématiques (y compris Isabelle).




Les ioniennes toujours













Petite mer verte de treize ans
Je voudrais t’adopter
Et t’envoyer dans une école d’Ionie
Apprendre absinthe et mandarine
Petite mer verte de treize ans
Pour que dans le phare à midi
Tu fasses tournoyer le soleil
Entendre le bruit du destin
Et comprendre comment de colline en colline
Ont conspiré jadis nos ancêtres
Face au vent comme des statues
Petite mer verte de treize ans
Et qu’avec tes rubans, ton col blanc
Tu entres à Smyrne par la fenêtre
Pour recopier au plafond les reflets
Des Doxa soi et Kyrie éleison
Et que le vent du nord et que le vent de l’est
Vague après vague te ramènent
Petite mer verte de treize ans
Pour qu’hors la loi je dorme contre toi
Et trouve au profond de tes bras
Pierres émiettées les paroles des Dieux
Pierres émiettées les fragments d’Héraclite.


Elytis Odysséas, extrait de l’un de ses derniers recueils, cité par Jacques Lacarrière dans son Dictionnaire amoureux de la Grèce, Plon, 2001.

En pensant à Daphnoula et à ses onze ans ...







6 juillet 2006

Les ioniennes

Quand un Grec lève la tête par exemple
que voit-il au dessus de lui?
Il voit Dieu tout nu
Parce qu'il fait chaud dans son pays.

Et quand nous levons la tête
Que voyons nous de notre côté ?
Nous voyons Dieu tout nu
Mais en plein hiver
Là est la différence.

Poème en russe de Dmitri A. Prigov né en 1940 à Moscou. Brièvement interné en asile pour avoir diffusé ses poèmes sans autorisation du Parti. Traduction de DM.
Lorsque j'ai montré cette photo (voir ci-dessus) à un ami touareg, il y a vu un chameau. Lorsque je la montre à Zoë, elle y voir un lion vénitien. Et vous ?