20 mai 2008

Les yeux noirs



L’Etranger dormait avec sa lampe allumée. Je ne comprenais pas ce besoin de lumière. Moi, j’étais dans le noir de mes papiers. J’écrivais à l’époque de très mauvais poèmes. Sur les révolutions à venir. Sur la pauvreté de l’amour. Son absence. C’était, je ne m’en repens pas, des métaphores de la rage. Mais la rage est un sentiment difficile à exprimer. Il faut beaucoup de talent pour cracher un poème. La rage, je l’avais. L’absence, je la sentais. Je manquais de talent. Quand j’y pense, il y avait plus de poésie dans les yeux de l’Etranger que dans mes papiers. Je croyais que les pays, les femmes, tout le réel, il faut les prendre dans ses bras. Lui savait que, la vie, on la prend par les yeux. « Tout est dans les yeux ». J’ai retenu son enseignement. Voilà pourquoi je te regarde sans oser encore te parler. Voilà pourquoi, durant la pause-café, je n’ai pas interrompu ta conversation avec le professeur très sûr de lui. Voilà pourquoi je manque d’assurance et réponds distraitement aux questions du modérateur. Je voudrais dire cette chose simple, m’adressant secrètement à toi, mais l’assistance ne verrait peut-être dans mes mots que le manteau de l’Etranger et m’accuserait de gâtisme ou de pédanterie : j’espère qu’il n’est pas trop tard pour que j’apprenne à regarder.

Lyonel Trouillot, L’amour avant que j’oublie, Actes Sud, 2007.

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