30 janvier 2008
La drive
à nos grands-pères, Camille, Jacques, Edgar, Lucien etc.
Je sus qu’Arcadius était mort bien longtemps après sa mort. On l’avait retrouvé noyé au bas de la lézarde. Sur ses derniers temps, il s’était mis à suivre le circuit des rivières. Il marchait jusqu’à leur source et redescendait avec elles au rythme de leur écume. Son but était de se fondre à leur secret pour atteindre la mer et trouver l’échappée. Mon pauvre doudou, chaque fois, atteignait l’embouchure, fermait les yeux et s’élançait. A chaque fois, il se réveillait dans une prison de vagues. Alors, il remontait et tout recommençait. Combien de fois chercha-t-il ce chemin dans la mer qui n’a pas de chemin ? Il aurait dû, me confia Ti-Cirique (qui m’apprit la nouvelle), connaître la poésie –elle ouvre les chemins de l’esprit- ou s’élancer dans la musique, regarder des peintures et des formes sculptées. Il aurait dû, me dit Carolina Danta (qui passa dix mois de prières au bord de ma détresse), vivre l’inouï en Dieu qui peuplait de lumières le seul chemin qui vaille. Il aurait dû, me dit Marie-Clémence (qui fut auprès de moi quand je me mis à flâner comme une folle), parler aux autres, parler, parler aux autres, et non pas s’adresser à son corps comme s’il y creusait une trouée de déveine. Il aurait dû, me dit Iphigénie la folle (qui vint me voir avec plaisir à l’hôpital Colson), aller voir les psychiatres, pas ceux du pays mais ceux qui viennent de France, qui sans même une piqûre t’indiquent le bon chemin. Il aurait dû, me dit Julot-la-Gale (après Colson, je courus en pleurant alentour de sa case, attendant réconfort), courir vite en lui même mais stopper en dehors… Mais tout en les approuvant, je savais qu’Arcadius ne pouvait rien contre sa drive. Le destin du driveur c’était de nous porter, tous ensemble, vers les mondes égarés dans nos obscurités. Il assumait ce que nous cherchions et nous permettait de le chercher sans que nous en ayons à souffrir. Le driveur, c’était notre désir de liberté dans l’être, notre manière de vivre les mondes en nous, notre nègre marron d’En-ville.
Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard, 1992.
Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux
Même riches ils sont pauvres, ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cœur pour deux
Chez eux ça sent le thym, le propre, la lavande et le verbe d'antan
Que l'on vive à Paris on vit tous en province quand on vit trop longtemps
Est-ce d'avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d'hier
Et d'avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières
Et s'ils tremblent un peu est-ce de voir vieillir la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : je vous attends
Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s'ensommeillent, leurs pianos sont fermés
Le petit chat est mort, le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
Et s'ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C'est pour suivre au soleil l'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide
Et le temps d'un sanglot, oublier toute une heure la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend
Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend.
Les vieux, Jacques Brel, 1964.
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