6 février 2007

La fleur du figuier





Figuier, depuis longtemps je voudrais savoir comment tu esquives
presque entièrement la floraison
et jusqu’au cœur du fruit précoce,
à l’abri des louanges tu pousses ton secret ;
tels les canaux d’une fontaine, ton branchage courbé
transporte la sève, qui se jette, presque sans se réveiller,
du sommeil dans le bonheur.
Tel le dieu se changeant en cygne.

… Tandis que nous… On s’arrête,
ah, on se fait gloire de fleurir
et dans la pulpe tardive de notre fruit caduc
nous pénétrons trahis.
Rares sont ceux en qui l’action monte si fort à l’assaut
qu’embrassés en plein cœur ils se tiennent à l’affût
quand
la tentation de fleurir – comme l’air allégé de la nuit -,
effleure leur bouche et leurs paupières :
ce n’est peut-être que chez le héros
et chez ceux désignés pour un départ précoce, que la mort en jardinant
a autrement courbé les artères.

Ceux-là s’y jettent, devançant leur propre sourire
Comme l’attelage du roi vainqueur s’élance
sur les bas-reliefs de Karnak.
Etrangement proche est le héros de ceux qui sont morts trop jeunes.
Peu lui importe de durer. Sa présence est ici
toute dans le départ,
sans cesse il s’arrache à lui-même pour entrer
dans la constellation mouvante du danger ;
peu l’y trouveraient. Pourtant
le même destin qui nous ignore,
se laisse tout à coup charmer par lui
et le porte au cœur de son monde turbulent.
Je n’entends personne comme lui. Brusquement,
le timbre profond de sa voix me traverse de son torrent..
Comme j’aimerais alors fuir devant l’ardeur du désir
Oh ! que ne suis-je donc un petit garçon,
que ne m’est-il permis de le devenir ; je serais assis,
appuyé sur mes bras futurs, à lire
l’histoire de Samson, comment sa mère d’abord stérile
avait par la suite enfanté la gloire.
N’était-il pas héros déjà, ô mère,
en ton sein,
le choix n’a-t-il pas eu lieu déjà en toi ?
Des milliers bouillonnaient en ton sein, et voulaient être lui.
mais vois : il saisit et refusa -, choisit et sut.
Et lorsqu’il brisa les colonnes, c’était
comme si sorti du domaine de ton corps dans un monde plus étroit ,
il continuait de choisir et de savoir.
Ô mères des Héros, ô sources de torrents impétueux
Gouffres, où du haut bord de leur cœur
se précipitent déjà, victimes futures du fils
des jeunes filles déchirées.
Car le héros prenait d’assaut les stations de l’amour ;
chaque battement de cœur qui lui était destiné le lançait plus loin,
il se tenait au bout des sourires, - déjà détourné, autre.

Rainer Maria Rilke, Sixième élégie de Duino, Elégies de Duino, édition bilingue, traduit de l’allemand par Lorand Gaspar et Armel Guerne, Seuil, 1972.



Samson invoqua Yahvé et il s'écria : "Seigneur Yahvé, je t'en prie, souviens-toi de moi, donne-moi des forces encore cette fois, ô Dieu, et que, d'un seul coup, je me venge des Philistins pour [un seul de] mes deux yeux."
Et Samson tâta les deux colonnes du milieu sur lesquelles reposait l'édifice, il s'arc-bouta contre elles, contre l'une avec son bras droit, contre l'autre avec son bras gauche, et il s'écria : "Que je meure avec les Philistins!" Il poussa de toutes ses forces et l'édifice s'écroula sur les princes et sur tout le peuple qui se trouvait là. Ceux qu'il fit mourir en mourant furent plus nombreux que ceux qu'il avait fait mourir pendant sa vie.
Ses frères et toute la maison de son père descendirent et l'emportèrent. Ils remontèrent et l'ensevelirent entre Çoréa et Eshtaol dans le tombeau de Manoah son père. Il avait jugé Israël pendant vingt ans.

Ancien Testament, Le livre des juges, 16, 28-31.

Dans Pour un seul de mes deux yeux, Mograbi filmé par Mograbi n’est plus tout à fait le même. Quand il téléphone (encore) à propos du film en train de se faire, c’est en plan plus large et à un seul interlocuteur (que nous comprenons être un Palestinien).Voix sans visage, qui dit avec une froide insistance que la mort vaut mieux qu’une vie d’humiliations. Mograbi entend sans broncher cette voix extérieure qui devient dialogue avec lui-même. Le contraste est grand avec la violence qui le traverse à chaque affrontement avec ces soldats israéliens filmés malgré eux. Dans ces face-à-face féroces, le monde filmé par Mograbi semble pourtant redevenir cohérent, c’est-à-dire divisé : les barrières ordinaires reprennent leur place, chacun dans sa bulle plus ou moins blindée, non pas à l’abri de l’autre mais à l’abri de la menace qu’il y aurait à penser l’autre. De même que les soldats ne veulent ni voir ni entendre, les guides touristiques commentent le suicide collectif de Massada ou le geste héroïque de Samson se tuant avec les Philistins, sans entendre combien ces gestes font rime, qu’on le veuille ou non, avec les attentats-suicides. Il s’agit bien de regard et d’écoute : aux guides qui demandent à leurs ouailles de fermer les yeux pour voir, à Samson aveugle qui demande à Dieu la force de tuer encore, Mograbi oppose la logique du cinéma - voir malgré tout ce qui empêche de voir, entendre ce qu’on ne veut pas entendre. Ce sur quoi Mograbi ne cède pas, avec une douceur dont on pouvait ne pas le croire capable, c’est le choix de la vie contre celui de la mort - le choix du cinéma. Il le dit timidement à son interlocuteur palestinien. Et son film le dit fortement à ceux d’Israël qui enseignent le culte de la mort, évidemment héroïque, à leurs enfants. Je ne fais pas surgir au hasard la question de l’héritage et de la filiation. Elle est bien la trame profonde de Pour un seul de mes deux yeux. Et le cinéaste Mograbi se présente toujours comme le fils de son père, le directeur du cinéma Mograbi, un nom connu partout en Israël. Pères, fils. La transmission se fera par le cinéma plutôt que par la guerre.

Extrait de Jean-Louis Comolli, « Avant, après l’explosion, Le cinéma de Avi Mograbi », Cahiers du Cinéma, n° 606, novembre 2005.

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