Fidèle à la tradition burkinabè, Audrey nous demande à trois reprises la route avant de la prendre. Nous la lui donnons mais à moitié. Elle sait de la sorte que si elle a un problème en chemin, elle peut revenir à nous.
Fidèle à ma tradition, je lui donne aussi textes à lire et images à voir, chemin faisant. Bonne route à elle !
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C'est quand ils n'existent plus que l'on conçoit l'essence des chemins, un moyen de conjurer l'aspiration du vide. Quelqu'un va venir, quelqu'un va modifier cette carte mètre par mètre, délivrer ces bourgades aux noms allégoriques de leur dépendance des bateaux et des hélicoptères, les relier au gigantesque jeu de l'oie qui, passant par le Mexique et l'Amérique centrale et offrant un nombre infiniment séduisant de détours possibles, va jusqu'en Terre de Feu. Pour peu que l'on y soit sensible, on connaît le vertige que peuvent donner ces cartes routières , la possibilité de rouler de Calais à Vladivostok en faisant un détour par Narvik, par Flensburg, par Melitopol ou par Erzeroum, avec la certitude de rencontrer en chemin tout ce qui fait le propre d'un voyage, le contretemps comme apothéose du mouvement, la chaussée creusée de tranchées où elle exhibe ses tristes entrailles, la démonstration de force et les destructions massives des buldozers et des rouleaux compresseurs, la route qui n'est pas encore, simple idée dans le cerveau des ingénieurs, ombre provisoire dans l'oeil du géomètre, trace creusée dans le sable avec, à côté d'elle, le serpentin désormais inutilisable de l'ancienne chaussée qu'aucune roue ne parcourra plus jamais et qui ressemble à un vieux blue-jean cent fois reprisé. Mais aussi la route qui sent encore l'arrogance de la table à dessin, qui s'enroule voluptueusement autour d'un paysage plein de fluides formes féminines, qui se déguise en pont au-dessus d'un ravin ou qui, col perché dans les montagnes, tient à elle seule le monde en équilibre entre montée et descente, la route comme instrument de punition, le traitement de choc de la "tôle ondulée" dans la désert, la hautaine autoroute soudain contrainte de poursuivre à genoux ou bien la piste séculaire frayée dans la montagne et qui n'a d'abord appartenu qu'aux pieds et aux sabots avant d'appartenir aux roues, le chemin qui a écrit une histoire de conquête et de retraite, de sièges et de défaites, qui s'est appelé voie romaine et a vu passer des cohortes , puis toutes ces autres armées pour lesquelles il n'existait pas de retour possible parce que le lointain les avait aspirées pour de bon. Un jour, j'ai décidé d'échanger une cellule monastique contre les chemins du monde et c'est aujourd'hui seulement, après tant de pérégrinations, que j'ai enfin compris que, si l'on cherche la même chose, l'opposition entre mouvement et l'immobilité est un leurre, et qu'il me fallait tout ce mouvement pour le découvrir.
Cees Nooteboom, "Goethe, le monastère et le mouvement", dans Cees Nooteboom et Eddy Posthuma de Boer, Un art du voyage, Actes Sud, 2006.
Heureusement, il y a les pannes ! [...] La panne n'est plus cet incident irritant et banal qui vous fait perdre de l'argent et du temps, ni cet accident fatal qui risque d'entraîner la mort, c'est tout à la fois le signe de la libération et du destin, de la fatalité et du désordre. L'accroc dans la routine du quotidien. Avec la panne, enfin, le voyage devient dérive...
Jacques Meunier, Le monocle de Joseph Conrad, cité par Franck Michel, Voyage au bout de la route, ed. de l'Aube, 2004.
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Paysages
Paysages paisibles ou désolés.
Paysages de la route de la vie plutôt que de la surface de la Terre.
Paysages du Temps qui coule lentement, presque immobile et parfois comme en arrière.
Paysages des lambeaux, des nerfs lacérés, des "saudades".
Paysages pour couvrir les plaies, l'acier, l'éclat, le mal, l'époque, la corde au cou, la mobilisation.
Paysages pour abolir les cris.
Paysages comme on se tire un drap sur la tête.
Henri Michaux, Paysages, extrait de Peintures, 1939, dans L'espace du dedans, Gallimard, 1966.
Toutes les routes mènent à Rome ? Voire. Il y a des routes buissonières, des routes libertines, des routes puritaines, des routes zen... Chacun choisit la sienne, et quelle que soit la voie, nécessairement, biologiquement, chacun voyage à bord de soi-même.
Jacques Meunier, Le monocle de Joseph Conrad, cité par Franck Michel, Voyage au bout de la route, ed. de l'Aube, 2004.