28 septembre 2006

L'étoile noire



Il est tout à fait insuffisant de considérer l’univers solaire seulement comme matrice écologique où la vie s’alimente d’un rayonnement photonique qui nourrit les plantes, qui nourrissent les herbivores, qui nourrissent les carnivores, dont les cadavres nourrissent le sol, qui nourrit les plantes que nourrit le soleil… La vie est plus profondément solarienne. Elle est solarienne, tout d’abord parce que tous ses constituants ont été forgés dans le soleil, et se sont rassemblés, sur une planète crachée par le soleil, sous l’effet d’un rayonnement ultraviolet et des orages électromagnétiques d’origine solaire. Elle est solarienne surtout parce qu’elle est la transformation d’un ruissellement photonique, issu des formidables tournoiements et tourbillons solaires, en un tourbillon électronique bouclant en machines productrices-de-soi des milliards et des milliards d’échanges entre atomes issus du soleil. A ce titre, la vie en général et l’être vivant en particulier ne sont pas seulement perdus dans un recoin de banlieue cosmique, entre micro et méga-physique ; ils font partie d’un continuum actif où se nouent en tourbillons l’Etre solaire méga-physique et un peuple micro-physique innombrable, lui-même fils du soleil. Nous sommes un petit bout appendiciel du soleil qui, après trempage marin, mijotage chimique, décharges électriques, a pris vie.
Nous pouvons donc lier la préhistoire organisationnelle de la vie, la dimension physique de la vie, l’enracinement solarien de la vie. Tout cela était complètement occulté du temps de la biologie close (vitalisme), et le demeure encore aujourd’hui quand on considère la vie seulement sous l’angle des processus physiques classiques et selon le seul cordon ombilical chimico-moléculaire. Le vrai cordon ombilical tourbillonne de remous en remous, remonte vers le soleil. Née dans un placenta marin, la vie cesse d’être orpheline. Elle est un Hermaphrodite père/mère, qui la nourrit du miel rayonnant de ses entrailles ; elle est cousine des êtres physiques innombrables, les uns éphémères, comme les tourbillons éoliens, les remous liquides, les flammes, les autres à souffle très long comme les étoiles…

Edgar Morin, Solaris, La méthode, t. 1.



Ni le Soleil ni la Terre ne se situent au centre du monde. La philosophie glorifia autrefois la révolution copernicienne d’en avoir chassé notre planète, mais Kepler découvrit que le mouvement général des astres suit des orbes en ellipse, qui se réfèrent, certes, ensemble, au donateur solaire de force et de lumière, mais chacun, de plus, à un second foyer, dont nul ne parle jamais, tout aussi efficace et nécessaire que le premier, une sorte de deuxième soleil noir. Au soleil blanc, brillant et unique, correspondent plusieurs foyers obscurs qu’on peut réunir dans une sorte de zone de forme annulaire, exposée, je veux dire posée à l’écart du Soleil.
[…]
Les faibles et les simples, pauvres ou illettrés, toute la foule douce si méprisée des doctes qu’ils ne la tiennent que comme objet de leurs études, les exclus du savoir canonique se règlent souvent sur les points noirs, sans doute parce qu’ils ne les aveuglent ni ne les accablent ou qu’ils les soutiennent autant que la soleil ravit les philosophes. En outre, les savants eux-mêmes reconnaîtraient-ils les moments solaires de connaissance puissante s’ils ne se mélangeaient à des heures longues de soleil noir ? L’intuition vraie s’accompagne-t-elle d’une indispensable faiblesse ? Et que lui doit-elle ?
[…]
Mesurer l’écart constant de ces deux pôles, estimer ce que l’étoile flamboyante doit au point aveugle et celui-ci à la première, chercher les raisons d’une telle distance, évaluer la productivité de la zone obscure et même la fécondité de cette double et non plus simple commande ou régulation attractive – que perdrait l’une sans l’autre ?- voilà, le programme de la Tierce Instruction, suivant la loi de Kepler.

Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Ed. François Bourin, 1991.

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