15 février 2008
Le donner-recevoir
Je contemplais les Libériens que nous dépassions à vive allure, tous ces pauvres gens qui vivotaient au jour le jour en supportant de terribles épreuves et de non moins terribles humiliations, et tout à coup, sans que rien ne m’y ait préparée ou ne m’en ait avertie, j’ai éprouvé l’envie folle de demander à Satterthwaite d’arrêter la voiture. De me laisser descendre de ce char climatisé pour que je sois l’une d’entre eux, pas l’une des vôtres ! Pour que je me mette à marcher avec eux, anonyme, le long de cette route poussiéreuse jusqu'au marché au lieu de rouler confortablement dessus. Pour que là, dehors, je me mêle aux hommes, aux femmes, et aux enfants dont la labeur éreintant et les souffrances servent à payer cette voiture allemande et son chauffeur, à payer le pouvoir et les privilèges de l’homme qui est assis à côté de moi, mon futur mari, et aussi à payer entièrement ma propre vie, cette vie protégée, à l’abri du danger, qui est la mienne et que je ne mérite pas !
Mes yeux se sont remplis de larmes et je me suis mise à haleter. Cette impulsion avait beau m’avoir assaillie à l’improviste, elle venait de très loin et ne m’était que trop tristement familière : c’est le désir de me séparer, dans la danse de la vie, de ceux qui m’y avaient conviée et de m’unir à ceux qui en sont exclus, ceux qui installent les chaises, portent les plats et les boissons, fournissent le divertissement et nettoient à la fin. Je savais que ce désir était illégitime. Il n’était fondé ni sur la compassion ni sur l’altruisme ; il n’était même pas politique.
[ …]
Lors de mes premiers contacts avec les rêveurs, quand le labo fonctionnait encore, je les avais perçus comme des créatures moins évoluées que nous, plus faibles, privées de certaines grandes facultés essentielles qui permettent de raisonner et de communiquer. Ce que j’ai vu plus tard, quand je les ai mieux connus et qu’ils m’ont mieux connue eux aussi, ce n’est pas que les rêveurs sont proches des humains et leur ressemblent de façon étonnante, mais que nous, de façon tout aussi étonnante, ressemblons aux chimpanzés et en sommes très proches. Le résultat a é été que j’ai révisé mes idées premières et que j’en suis venue à croire que je pouvais comprendre ce que ressentent les rêveurs.
Et puis, pendant les mois où j’ai été éloignée de ma petite colonie de grands singes, j’ai commencé à percevoir les limites inhérentes à mon empathie. Peut-être à cause de ma relation à Carol et de la rivalité avec Zack, mais aussi parce que je suis une femme. En effet, pour la première fois, j’en suis arrivée à penser que même l’homme le mieux intentionné, celui qui tente réellement de comprendre ce qu’éprouve une femme, demeure néanmoins incapable de savoir comment une femme ressent les relations entre hommes et femmes. Surtout, il ne peut pas savoir comment la femme le perçoit, lui. Par conséquent, elle a beau lui ressembler, elle reste opaque pour lui, inconnaissable.
Cela ne veut pas dire qu’entre eux le conflit soit inévitable. Mais si l’on compare les relations entre hommes et femmes, aux relations entre Blancs et Noirs, ou entre handicapés et non handicapés, ou entre primates humains et primates non humains, on peut établir d’utiles parallèles. Nous, qui avons davantage de pouvoir dans le monde que d’autres et sommes bien intentionnés, nous tentons d’entrer en empathie avec ceux qui ont moins de pouvoir. Nous essayons de vivre le racisme comme si moi, qui suis blanche, je pouvais être noire ; de percevoir le monde comme si moi, dont la vue fonctionne, j’étais aveugle ; de raisonner et de communiquer comme si moi, qui suis un être humain, je ne l’étais pas.
Je me suis conduite avec les chimpanzés comme si j’étais l’un d’eux. Qu’est-ce qui clochait là ? Qu’y a-t-il de répréhensible au plan éthique, ou même au plan pratique, à manifester de l’empathie pour autrui ? Pendant longtemps, j’ai répondu : Rien. Rien du tout. C’est une attitude valable. Je vois un aveugle sur le point de traverser la rue et je pense : Il ne peut pas voir la circulation qui file à toute allure, il a besoin que je la voie pour lui, que je le prenne par le bras et que je l’accompagne là où manifestement il a envie d’aller. Partant de l’hypothèse que, si j’étais aveugle, j’aurais besoin de moi pour m’aider, je saisis l’aveugle par le bras et je le tire, terrorisé, en pleine circulation où, non seulement je lui fais peur, mais où je le mets en danger. Parce que je dispose de ma vue, je me repose sur un certain système de guidage qui utilise principalement la vue pour s’informer et je veux à toute force la mettre à contribution. Mais l’aveugle a son propre système pour traverser. Il entend ce que je ne fais que voir, il isole des bouts d’information qui sont perdus pour moi, et il coordonne et mémorise des données que je n’ai même pas enregistrées.
Je parle ici de la différence entre empathie et sympathie, entre sentir pour l’autre et sentir avec lui. Cette distinction a fini par prendre de l’importance pour moi. Elle en a toujours. Quand on abandonne et qu’on trahit ceux pour lesquels on a de l’empathie, on n’abandonne et ne trahit personne d’aussi réel que soi-même. Poussée à son degré extrême, qui est peut-être pathologique, l’empathie se confond avec le narcissisme.
Russell Banks, American Darling, Actes Sud, 2005.
Le vieux guerrier me laisse entendre : ... en résistance ouverte, on active sa propre lumière et on y accueille la lumière de l'Occident comme celles de la diversité du monde. La résistance ouverte n'est envisageable qu'en conscience pleine des horlogeries de la domination silencieuse ou furtive. Les mettre à découvert, graines de soleil, est l'acte fondateur de la mise-en-relations... (un temps, puis sa voix revient en douceur)... La mise-sous-relations est verticale. Le rhizome y devient un flux brutal à sens quasi unique. La mise-en-relations, elle, est irradiante : elle actionne en conscience une interaction positive avec chacune des diversités du Monde-Relié, ces dernières t'enrichissent et tu les enrichis. Tu mesures cette distance ? Christophe Colomb inaugura la mise-sous-relations. L'autre, la mise-en-relations (presque une chimère) est notre devoir d'à-présent. Elle est une élévation de conscience partagée du Monde-Relié... (sa voix se fait prophétique, terreuse, granitique)... Là, entamer le donner-recevoir, le grand donner-avec, le circulant concert brisant, à travers le rhizome, le champ clos des territoires, des langues-fauves et des identités anciennes... - Inventaire d'une mélancolie.
Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, Gallimard, 1997.
14 février 2008
La zébrure
L'étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.
Arthur R.
L’issue infinie
Tu ouvres
en moi des contrées entières
de résistance à l’ombre
La nuit du corps
est si fougueuse
Toutes les lumières du cœur
ne suffisent même pas
pour m’éclairer
Mais ton corps montre
un silence qui a des agissements
de lustre
Ne m’offense pas amie
les nuits sont encore si longues
mais déferle
et enfièvre-toi de laine
Maintiens enlacés tes bras
autour du besoin nuptial
histoire de nuancer
la lumière pour cerner l’aube
Ce félin désir où tout
nous pousse est notre
défaite sur la victoire des draps
victoire blanche et froissée
Le désir est stridence aiguë
au fond profond du ventre
Nous avons bu l’espérance vive
dans l’ogive innommée
du pubis quand avec la fougue
la plus belle du monde
tu jaillissais de tes chairs
ensorcelées par ta bouche
et pour mes yeux
tu voulais me montrer
l’issue infinie du baiser
exhorter mon sang à chanter
tes forteresses tu scintillais vive
comme une terre affamée
et moi réduit à vénérer ta nuque
je sommeillais fougère arborescente
au bord des draps
L’homme dit-on
est un dieu penché
et moi sans issue
j’étais penché pour de bon
sur les berges boisées
du baiser
Je m’aventurais vers ton cœur
les yeux
et les poings fermés
La virginité de tes silences
m’était si agréable
l’arôme de ton corps
épuisé avait des allures
capiteuses
Nous étions les propriétaires
sauvages de ta beauté embrasée
de ton ombre avide
et comme toujours
tu étais ce chef-d’œuvre
de limpide nudité
Sony Labou Tansi, L'issue infinie, dans Poèmes et vents lisses, Le bruit des autres, 1995.
De Rimbaud : Laisse l’envol aux guenilles et va léger aux claires voyances, dans les franges d’un désordre raisonné autour d’une vision – ô l’éphémère zébrure qui subodore l’autre paysage du monde… - Sentimenthèque.
Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, Gallimard, 1997.
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.
Arthur R.
L’issue infinie
Tu ouvres
en moi des contrées entières
de résistance à l’ombre
La nuit du corps
est si fougueuse
Toutes les lumières du cœur
ne suffisent même pas
pour m’éclairer
Mais ton corps montre
un silence qui a des agissements
de lustre
Ne m’offense pas amie
les nuits sont encore si longues
mais déferle
et enfièvre-toi de laine
Maintiens enlacés tes bras
autour du besoin nuptial
histoire de nuancer
la lumière pour cerner l’aube
Ce félin désir où tout
nous pousse est notre
défaite sur la victoire des draps
victoire blanche et froissée
Le désir est stridence aiguë
au fond profond du ventre
Nous avons bu l’espérance vive
dans l’ogive innommée
du pubis quand avec la fougue
la plus belle du monde
tu jaillissais de tes chairs
ensorcelées par ta bouche
et pour mes yeux
tu voulais me montrer
l’issue infinie du baiser
exhorter mon sang à chanter
tes forteresses tu scintillais vive
comme une terre affamée
et moi réduit à vénérer ta nuque
je sommeillais fougère arborescente
au bord des draps
L’homme dit-on
est un dieu penché
et moi sans issue
j’étais penché pour de bon
sur les berges boisées
du baiser
Je m’aventurais vers ton cœur
les yeux
et les poings fermés
La virginité de tes silences
m’était si agréable
l’arôme de ton corps
épuisé avait des allures
capiteuses
Nous étions les propriétaires
sauvages de ta beauté embrasée
de ton ombre avide
et comme toujours
tu étais ce chef-d’œuvre
de limpide nudité
Sony Labou Tansi, L'issue infinie, dans Poèmes et vents lisses, Le bruit des autres, 1995.
De Rimbaud : Laisse l’envol aux guenilles et va léger aux claires voyances, dans les franges d’un désordre raisonné autour d’une vision – ô l’éphémère zébrure qui subodore l’autre paysage du monde… - Sentimenthèque.
Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, Gallimard, 1997.
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