C’est à cette période que je demandai à Misra si elle rappelait quelque chose de sa propre enfance. Elle me répondit que tout ce dont elle se souvenait, c’était qu’elle n’avait jamais le droit de faire ce qu’elle voulait et qu’elle avait hâte d’être assez grande pour être elle-même. Je demandai : « Tu veux dire qu’étant enfant tu n’étais pas toi-même ? »
Elle répondit : « On peut dire que l’enfance est la condition où l’on est quelqu’un d’autre avec les adultes, et soi-même quand on est seul ou avec d’autres enfants ; il est difficile de s’habituer à l’une et l’autre condition. Ce que je veux dire, c’est qu’il est difficile de s’habituer à cette idée : ils te donnent des habits achetés spécialement pour toi, mais c’est à eux qu’appartient le choix du moment et du lieu où tu as le droit de les porter, ou de ne pas les porter du tout, et pas à toi. »
Je me souviens, j’avais alors six ans. Et je me souviens d’avoir pensé à la « nudité ». A cette époque, quand je voyais quelqu’un nu, cela m’évoquait deux choses : le lit ou le bain. Un jour, je vis Misra et Aw-Adan nus. Ils étaient certes près d’un lit, mais ils n’étaient pas dedans, pas plus qu’ils n’étaient au bain ; je m’interrogeai : les adultes avaient aussi le droit de choisir de rester nus ? Un enfant, cela j’en étais sûr, avait la permission de se promener dans la maison et même dans la rue sans un seul vêtement. Il faut dire que cela dépendait aussi beaucoup de « qui » était cet enfant. Si vous étiez le fils de cette sorte de gens qui ne peuvent même pas se payer de vêtements pour eux-mêmes, et encore moins pour leurs enfants – alors, ça pouvait s’expliquer, et on était même compréhensif, non ? En pensant à tout cela, et à d’autres hypothèses plus ou moins voisines, je formulai une question dans ma tête, une question qui par un trajet détourné se rapportait à la « nudité » et qui, en ce qui me concerne, avait beaucoup à voir avec le fait que j’avais vu Aw-Adan, le prêtre, et Misra, tout nus, pas vraiment au lit, mais à côté. Je demandai à Misra quels étaient leurs liens.
Nurrudin Farah, Territoires, Le Serpent à Plumes, 1994.
NDLR : Nurrudin Farah est l'un de mes auteurs (africains) favoris, avec Sony Labou Tansi, Tierno Monénembo et Ahmadou Kourouma... A lire !