21 juillet 2006

Le pays natal


Nous naissons, pour ainsi dire, provisoirement quelque part. C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine, pour y naître après coup et chaque jour plus définitivement.

Rainer Maria Rilke
(transmis par Gody)


µ


Parce que nous vous haïssons vous et votre raison,
Nous nous réclamons de la démence précoce de la
Folie flambante du cannibalisme tenace

Trésor, comptons :
la folie qui se souvient
la folie qui hurle
la folie qui voit
la folie qui se déchaîne

Et vous savez le reste

Que 2 et 2 font 5
que la forêt miaule
que l’arbre tire les marrons du feu
que le ciel se lisse la barbe
et caetera et caetera…

Qui et quels nous sommes ? Admirable question !

A force de regarder les arbres je suis devenu un arbre
et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de
larges sacs à venin de hautes villes d’ossements
à force de penser au Congo
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves
où le fouet claque comme un grand étendard
l’étendard du prophète
où l’eau fait
likouala-likouala
où l’éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force
les sangliers de la putréfaction dans la belle orée
violente des narines.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983.



Chaque instant de nos rendez-vous
Etait épiphanie pour nous
Nous deux, seuls sur la terre
Hardie et plus qu’une aile d’oiseau légère
Tu dévalais les marches comme un vertige
Et à travers l’humide lilas
Tu m’emmenais dans tes états,
De l’autre côté du miroir
Et quand vint la nuit
J’eus droit enfin à la clémence
S’ouvrirent les portes du sanctuaire
Et la nudité éclaira les ténèbres
Et s’inclina doucement
Et m’éveillant : « Sois bénie ! »
De ces mots je savais l’audace :
Tu dormais
Et depuis la table le lilas
Venait effleurer tes joues
De son univers bleuâtre
Et sous ces doigts bleuissant
Tes joues reposaient,
Tiède était ton bras
Et dans le cristal battait le pouls des fleuves
Les monts fumaient, les mers tremblotaient
Et une sphère de cristal dans la paume
Tu dormais comme sur un trône
Dieu du ciel ! Tu étais mienne
Tu ouvris les yeux changeant soudain
Les mots humains et quotidiens
Et le langage fut envahi de sons puissants
Et le mot « toi »
Changea de sens et signifia « roi »
Tout fut transfiguré, même
Les choses les plus simples –cruche, bassine-
Quand l’eau dure et plissée, en gardienne
Se tenait entre nous deux
Et nous fûmes entraînés Dieu sait où
Et s’écartaient, comme mirages devant nous
Les villes bâties par enchantement
La menthe se couchait à nos pieds
Et les oiseaux venaient nous accompagner
Les poissons nous suivaient dans la rivière…
Et le ciel s’ouvrit devant nos paupières
Lorsque nous suivait le destin
Tel un fou, rasoir en main

Premier poème d’Arsenï Tarkovski, cité dans Le Miroir de Andreï Tarkovski (le fils)








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