Jadis, on appelait pédagogue l’esclave qui conduisait à l’école l’enfant noble. Hermès accompagnait aussi parfois, comme guide. Le petit quitte la maison de famille ; sortie : deuxième naissance. Tout apprentissage exige ce voyage avec l’autre et vers l’altérité. Pendant ce passage, bien des choses changent.
Aimez la langue qui fait de l’esclave le maître lui-même ; et donc du voyage l’école elle-même ; et une instruction de cette émigration. L’esclave sait le dehors, l’extérieur, l’exclusion, ce qu’il en est d’émigrer ; plus fort et adulte, il rattrape un peu l’enfançon plus chanceux, pour une égalité temporaire qui rend une communication possible. Errante dans la forêt Blanche-Neige, de même, rencontra des vieillards nains : ancêtres puisque vieux, mais enfants par la taille, quasi-égalité qui lui permit de rester protégée en devenant protectrice ; toujours enfant, mûre déjà ; mère, vite, et fille, encore ; elle va donc renaître, d’elle, d’eux, de la forêt, en soi-même et autrement, fille mère d’elle-même. Pas d’enseignement sans cet auto-engendrement. Ainsi, de haut, l’enfant riche parle au pauvre esclave adulte qui lui répond, de sa plus haute stature ; peut-être, du coup, vont-ils se prendre par la main, dans le vent et sous la pluie, forcés de s’abriter un moment sous la frondaison du hêtre sur lequel tonne la troisième personne : il neige, il fait froid. Autre et vivant douloureusement l’altérité, l’esclave connaît l’extérieur, a vécu dehors.
Alors le monde entre dans le corps et l’âme du blanc-bec : le temps impersonnel et aussi l’étrangeté de l’exclu, iste, l’esclave méprisé, et bientôt du maître, ille, encore lointain, au bout du voyage. Avant d’arriver, il n’est plus le même, re-né. La première personne devient troisième avant de franchir la porte de l’école.
L’apprentissage consiste en un tel métissage. Etrange et original, déjà mélangé des gènes de son père et de sa mère, l’enfant n’évolue que par ces nouveaux croisements ; toute pédagogie reprend l’engendrement et la naissance d’un enfant : né gaucher, il apprend à se servir de sa main droite, demeure gaucher, renaît droitier, au confluent des deux sens ; né Gascon, il le reste et devient Français, en fait métissé ; Français, il voyage et se fait Espagnol, Italien, Anglais ou Allemand ; s’il épouse et apprend leur culture et leur langue, le voici quarteron, octavon, âme et corps mêlés. Son esprit ressemble au manteau d’Arlequin.
Aimez la langue qui fait de l’esclave le maître lui-même ; et donc du voyage l’école elle-même ; et une instruction de cette émigration. L’esclave sait le dehors, l’extérieur, l’exclusion, ce qu’il en est d’émigrer ; plus fort et adulte, il rattrape un peu l’enfançon plus chanceux, pour une égalité temporaire qui rend une communication possible. Errante dans la forêt Blanche-Neige, de même, rencontra des vieillards nains : ancêtres puisque vieux, mais enfants par la taille, quasi-égalité qui lui permit de rester protégée en devenant protectrice ; toujours enfant, mûre déjà ; mère, vite, et fille, encore ; elle va donc renaître, d’elle, d’eux, de la forêt, en soi-même et autrement, fille mère d’elle-même. Pas d’enseignement sans cet auto-engendrement. Ainsi, de haut, l’enfant riche parle au pauvre esclave adulte qui lui répond, de sa plus haute stature ; peut-être, du coup, vont-ils se prendre par la main, dans le vent et sous la pluie, forcés de s’abriter un moment sous la frondaison du hêtre sur lequel tonne la troisième personne : il neige, il fait froid. Autre et vivant douloureusement l’altérité, l’esclave connaît l’extérieur, a vécu dehors.
Alors le monde entre dans le corps et l’âme du blanc-bec : le temps impersonnel et aussi l’étrangeté de l’exclu, iste, l’esclave méprisé, et bientôt du maître, ille, encore lointain, au bout du voyage. Avant d’arriver, il n’est plus le même, re-né. La première personne devient troisième avant de franchir la porte de l’école.
L’apprentissage consiste en un tel métissage. Etrange et original, déjà mélangé des gènes de son père et de sa mère, l’enfant n’évolue que par ces nouveaux croisements ; toute pédagogie reprend l’engendrement et la naissance d’un enfant : né gaucher, il apprend à se servir de sa main droite, demeure gaucher, renaît droitier, au confluent des deux sens ; né Gascon, il le reste et devient Français, en fait métissé ; Français, il voyage et se fait Espagnol, Italien, Anglais ou Allemand ; s’il épouse et apprend leur culture et leur langue, le voici quarteron, octavon, âme et corps mêlés. Son esprit ressemble au manteau d’Arlequin.
Cela vaut pour élever les corps autant que pour les instruire. Le métis, ici, s’appelle tiers-instruit. Scientifique par nature, attiré par le foyer solaire, il entre dans la culture. La raison commune renvoie les foyers noirs, différents, à leurs particularismes culturels. Or, par une étrange symétrie, le problème du mal – injustices, souffrances, violence et mort - , culturellement universel, occupe toute la zone du foyer d’ombre, d’où l’on apprend à voir les raisons claires comme autant de solutions rationnelles variables et séparées. Donc l’esprit change son bariolage.
Cela vaut enfin pour la conduite et la sagesse, pour l’éducation. Déjà autre, l’accompagnateur conduit à la rencontre d’une seconde personne – expérience dure et exigeante, sous le vent et les éclairs – d’où le même engendre en soi, sans abandonner sa personne propre ni son unité, une troisième personne.
Aime l’autre qui engendre en toi l’esprit.
Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Ed. François Bourin, 1991.
Quentin,
Hier je voyais les problèmes des réfugiés aux Canaries. C'est curieux parce que ce sont des îles
touristiques et pour le moment elles sont envahies de sénégalais et autres africains de l'ouest.
Le bon sens le plus élémentaire, c’est-à-dire celui qui manque le plus aux hommes, serait de prendre des mesures importantes (puisque l'afflux est important) pour soutenir des actions comme la tienne. Or rien ne se fait. Mais je me souviens que lorsque tu as fait ton mémoire sur Terre le problème des déchets n'avait pas encore été pris à bras le corps par les communes comme il l'est maintenant. Parce qu’on peut dire que si tout n'est pas résolu il y a une réelle volonté politique en Belgique de gérer les déchets. Il faut voyager en France par exemple pour se rendre compte que tout est loin d'être au même point qu'en Belgique (par contre on est nettement moins bon pour le CO pour les rivières et pleins d'autres problèmes, mais enfin personne n'est parfait ... ).
Je me dis que si dans dix ans il y un tel progrès dans ton souci actuel que celui réalisé dans ton souci précédent, les pouvoirs publics, le privé même finiront par prendre en charge ce qui devrait être considéré comme un souci collectif en non pas comme un souci de quelques ongs bien intentionnées.
Enfin tu vois que même dans notre fauteuil en étudiant son russe ou son javanais on pense à ton travail en Afrique avec espoir et fierté de connaître un précurseur.
Bonjour au petit, à la grande et a Zoé.
Papa
Après la trop longue péripétie de la chasse aux émigrants clandestins en Europe, Royaume-Uni et France et Espagne et Italie, et les plus petites principautés mobilisées, une de ces chaînes de télévision montre au début 2006 certains de ces clandestins ramenés de force au Mali, où l’un d’eux réalise une installation à destination des enfants du lieu, en plein désert ou en plein terrain vague, pour leur apprendre ce qu’est une tentative de passage à travers un barrage de frontière, c’est un grillage là tout déglingué, de ceux qui servent à signaler plutôt qu’à protéger un jardin, ponctué de silhouettes comme des mouches, on dirait mangées par le grillage, et toutes minuscules blessées déchirées, qui tentent d’escalader cet infini, la caméra voltige, de ce sable alentour au visage des enfants, à la gesticulation tranquille du démonstrateur, j’aurais voulu voir de plus près et assez longtemps une telle œuvre, et d’art et de rigoureuse histoire, mais cette caméra divague, vacille, les caméras ne sont pas toujours équipées pour surprendre la trace magnétique ni non plus la force élémentaire et la connivence. Une installation qui n’en est pas une, le grillage hoquette dans le vent brûlant, ce n’est certes pas là un art littéral, qui pour une fois ouvre cet espace alentour et qui se donne à l’éphémère et au raisonné dérèglement de tous les sangs sous le soleil. Et l’illustrateur confirme calmement, non plus pour les enfants qui savent déjà tout cela mais droit vers la caméra, qu’il recommencera, et qu’il ne peut pas revenir dans son village les mains vides, et qu’il essaiera encore, et qu’il n’aura jamais peur de mourir, et qu’enfin les grillages barbelés piqués de viande humaines ne sont pas invincibles.
"Il n’est frontière qu’on n’outrepasse" de Edouard Glissant, Le Monde diplomatique octobre 2006, inspiré de « Une nouvelle région du monde », Gallimard, paru aujourd’hui.
"Il n’est frontière qu’on n’outrepasse" de Edouard Glissant, Le Monde diplomatique octobre 2006, inspiré de « Une nouvelle région du monde », Gallimard, paru aujourd’hui.
Photo empruntée à Raphaël
Far West (Parcours de migrants), 11 600 km et des poussières
Guy et Garba sont deux frères camerounais de 23 et 24 ans, passionnés de football, rencontrés à Agadez au Niger en janvier dernier. Ils ont quitté Douala à l’automne 2003 dans l’espoir d’intégrer un club européen. Entre-temps, ils ont réussi à atteindre Melilla, l’une des enclaves espagnoles sur le sol marocain, sans parvenir à franchir les barbelés qui les séparaient de l’Union européenne. A plusieurs reprises, ils ont été arrêtés et expulsés par des policiers, marocains et algériens. A chaque fois, ils ont repris la direction du Nord à la recherche d’une brèche dans le système de contrôle des frontières.
[...]
Départ/Douala « En quittant le pays, on était trois garçons. A peu près du même âge. Des copains. On avait une passion commune : le football. On était des footballeurs, on jouait en première et deuxième division. On a même joué dans l’équipe nationale. On était des gars solides, des diesels de l’équipe. Mais, au bout d’un moment, ça n’a plus marché. On ne pouvait pas aller plus loin. On était comme bloqués. Le football ne paie pas au Cameroun, il faut être riche pour jouer. Un de nos amis est parti. C’était un an avant qu’on se décide. Lui a réussi à rejoindre l’Espagne. Là-bas, il a été engagé dans un centre de formation à Barcelone. Il nous a envoyé des photos. Par Internet, il nous a indiqué le parcours, avec des contacts dans toutes les villes. Ça nous a convaincus de suivre sa trace. Garba a même tenté par des moyens réguliers. Il a dépensé deux millions de francs CFA [environ 3 000 €] pour obtenir un visa. Mais pas moyen. Tout est pourri au Cameroun, l’administration, les agents, l’économie. Si tu n’as pas les relations, tu es foutu. Nos parents n’étaient pas d’accord. Ils ne voulaient pas qu’on s’en aille. Mais nous étions des hommes, ils ne pouvaient pas nous empêcher de réaliser notre rêve. Alors, on a pris nos économies et on est partis.
[…] voir http://www.vacarme.eu.org/article522.html
11 600 km ?/Agadez « A cette position, on n’était plus que des fous. On dormait dehors, à l’autogare, on était comme des cadavres. On déambulait, pieds nus. Pulchérie nous a trouvés dans cet état, elle nous a donné à manger, un endroit pour dormir, il faisait très froid. Sans elle, on serait morts. Elle nous a donné ces vêtements. On a rencontré des footballeurs, mais après le match ils sont repartis. Pulchérie nous a conduits à Père Mathias. Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Ici, il n’y a pas de travail. Qu’est-ce qu’on va faire ? C’est simple, reprendre notre élan pour repartir à Marseille ou en Espagne. Quoi qu’il arrive, on ne peut plus rentrer chez nous, au Cameroun, tout le monde nous regarderait avec pitié, nos parents, nos amis aussi. On est partis avec un but, on ne peut pas rentrer les mains vides. Tu vois, tu as honte de rentrer ainsi, sans rien. On a perdu notre ami, et notre famille, maintenant, elle compte sur nous. Ca fait mal de penser à cela, mais il faut se souvenir de notre but, pourquoi on est là. Alors, on pense au ballon, au football, à l’équipe, aux échauffements et tout ça, c’est ça notre vie, c’est ça que l’on sait faire, on doit pouvoir y arriver. Dès que l’on pourra, on repartira, on n’a pas le choix ».
par Carine Eff (extrait de Vacarme n°35 - printemps 2006).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire