28 septembre 2006
La Terre-Patrie
Tsigane du cosmos, itinérant de l’aventure inconnue, c’est cela le destin anthropologique qui se dévoile et surgit des profondeurs au cinquième siècle de l’ère planétaire, après des millénaires d’enfermement dans le cycle répétitif des civilisations traditionnelles, dans les croyances en l’éternité, dans les mythes surnaturels : l’homme jeté là, dasein, sur cette Terre, l’homme de l’errance, du cheminement sans chemin préalable, du souci, de l’angoisse mais aussi de l’élan, de la poésie, de l’extase. C’est Homo sapiens demens, incroyable « chimère… nouveauté… monstre… chaos…. sujet de contradiction, prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreurs ; gloire et rebut de l’univers », comme disait Pascal (Pensées), c’est l’homme déjà reconnu par Héraclite, Eschyle, Sophocle, Shakespeare et sans doute d’autres, dans d’autres cultures.
Cet homme doit réapprendre la finitude terrienne et renoncer au faux infini de la toute-puissance technique, de la toute-puissance de l’esprit, de sa propre aspiration à la toute-puissance, pour se découvrir devant le vrai infini qui est innommable et inconcevable. Ses pouvoirs techniques, sa pensée, sa conscience doivent désormais être voués non à maîtriser, mais à aménager, améliorer, comprendre.
Il nous faut apprendre à être là (dasein), sur la planète. Apprendre à être, c’est-à-dire apprendre à vivre, à partager, à communiquer, à communier ; c’est ce qu’on apprenait dans et par les cultures closes. Il nous faut désormais apprendre à être, vivre, partager, communiquer, communier en tant qu’humains de la planète Terre. Non plus seulement à être d’une culture, mais à être terrien.
Edgar Morin (et Anne-Brigitte Kern), Terre-Patrie, Seuil, 1993.
µ
Lettre infernale
Monsieur Rimbaud
Je vous le dis droit
dans l’âme
Ce monde est mort
Y compris la France
Je vous le redis
Tout droit dans la culotte
Ce monde finit bientôt
de mourir
Et vous n’irez plus
ni en Abyssinie ni en Asie
commercer d’absinthe
d’idées hautes comme des herbes
de belles humeurs
d’enthousiasmes panés
de panicules d’armes
Scuds artisanaux et mesquins
ambiances frêles - plus jamais
Non monsieur Arthur
Vous n’irez plus
Vendre la queue du paon
et la queue du patron
Ni au bleuissant désert
de Nubie
Ni aux confins ardents
des chutes du Niamand-Garam
Les bêtes à la panure d’eau
de vent
et d’argent ne vous regarderont
plus du fond de la cervelle -
C’est fini monsieur Arthur
À moins d’un écoulement d’artères
Vous ne sauterez plus
tous les buissons de la connaissance
intimement liée
au profit -
Monsieur Arthur je vous le dit
d’Afrique
entre bérets verts français
et azimuts italiens nègres
Vous ne vendrez plus
cent mille grincements de vent
cent mille courtes pailles
tirées au destin d’un Verlaine
à l’arme rouge maintenant comprise -
Maintenant que le bleu
est porté couleur de l’humanité
Vous n’irez plus vous balader
à Charleville
ni à Charleroi
ni à Charles de Gaulle
autrement que coincé
entre un Journiac hénissant
et un Genet pété à quatre
épingles d’angoisse blanche
dans une France lachée
en cow-boyonie centrale
et où il fait froid aux yeux
au creveau
à la bile
aux couilles
au dictionnaire…
Vous-même Monsieur Arthur
académicien des vents d’ouest
Vous n’irez plus d’ailleurs
que dans la tempête des bombes
aspiratoires -
Et l’on vous sommera
de passer l’aspirateur
sur l’académie des sciences morales
Monsieur Arthur
Pitié pour cette France
qui n’a jamais eu plus grand
que la raison et la culture
France jetée au vent
et qui ne germera pas
avant le siècle dernier -
Monsieur Arthur
Y en a bon français
de nègre dans vos semelles
et du mazout cru
et des crues d’arcs-en-ciel
et des cuites léoniennes
et du gain cahotique
et du sang arabe -
Vous pouvez me croire
à l’oreille d’un mot neuf
à fleur d’espérance loupée
à voix coriace
aussi dure que le mont Cameroun -
à espoir égal
Moi Cham
héritier du napalm
commandeur gazé
triché corps et âme
Il n’y a plus de saisons
en Enfer - plus de raison
plus de rien -
que du pain gras
grassant
harassant
sans odeur -
plus de connaissance
plus d’angoisse en fleurs
on débarque tous les vents
pour danser la danse
du petit danseur blanc
Blancs de l’anus à l’âme
Et ça triche
ça ment
ça mentionne aux abords
de l’esprit -
Éminences grises
et manuelles à gogo
toute couille posée
et bien gardée
la bourse bave
Elle bavera
Cinquante degrés sous zéro
c’est à cette température-là
qu’on fait les poètes
Mais la France Monsieur Arthur opte pour le feu
Feu de bois
Que non -
Feu de tibias en Tchad coulée
une saison à cinq avrils
et ça coule
et ça coulera -
le feu tient lieu de raison
et la fain
et le débarquement des jambes
Maison Viannay d’ordures
savantes -
Mazenan
Bardey ça barde
au fin fond des cavalcades
Je vous le dis d’Afrique
mère cocue
nous n’étoufferons plus
maintenant que le monde entier
n'est plus entier -
Avec une mère - patrie
malade de cent pestes
Le métier - même de s’accroupir
est bradé à mort
contre des pierres lancées
contre du plomb
Tadjoura hennit
comme un vieux cheval blanc
blancheur d’escrocs
angoisses vertes en pays-tibia
corps vêtus de soie
âme nue
qui a dénudé l’intelligence
Monsieur Arthur
je vous le jure
Nous ne ferons plus
que des voyages à blanc.
Sony Labou Tansi
Brazzaville, le 21 février 1991.
(trouvé sur http://www.revuenoire.com)
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1 commentaire:
P.S. : j’ai passé tt à l’heure qqs longues minutes sur ton blog (j’avoue !) et franchement, chapeau ! Entre poésie et voyages, réalisme et fatalisme. Ca me plait bcp
M. (par e-mail)
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