23 février 2007

La porte







Poussant la porte en toi, je suis entré
Agir, je viens
Je suis là
Je te soutiens
Tu n’es plus à l’abandon
Tu n’es plus en difficulté
Ficelles déliées, tes difficultés tombent
Le cauchemar d’où tu revins hagarde n’est plus
Je t’épaule
Tu poses avec moi
Le pied sur le premier degré de l’escalier sans fin
Qui te porte
Qui te monte
Qui t’accomplit

Je t’apaise
Je fais des nappes de paix en toi
Je fais du bien à l’enfant de ton rêve
Afflux
Afflux en palmes sur le cercle des images de l’apeurée
Afflux sur les neiges de sa pâleur
Afflux sur son âtre… et le feu s’y ranime
AGIR, JE VIENS
Tes pensées d’élan sont soutenues
Tes pensées d’échec sont affaiblies
J’ai ma force dans ton corps, insinuée
… et ton visage, perdant ses rides, est rafraîchi
La maladie ne trouve plus son trajet en toi
La fièvre t’abandonne

La paix des voûtes
La paix des prairies refleurissantes
La paix rentre en toi

Au nom du nombre le plus élevé, je t’aide
Comme une fumerolle
S’envole tout le pesant de dessus tes épaules accablées
Les têtes méchantes d’autour de toi
Observatrices vipérines des misères des faibles
Ne te voient plus
Ne sont plus

Equipage de renfort
En mystère et en ligne profonde
Comme un sillage sous-marin
Comme un chant grave
Je viens
Ce chant te prend
Ce chant te soulève
Ce chant est animé de beaucoup de ruisseaux
Ce chant est nourri par un Niagara calmé
Ce chant est tout entier pour toi

Plus de tenailles
Plus d’ombres noires
Plus de craintes
Il n’y en a plus trace
Il n’y a plus à en avoir
Où était peine, est ouate
Où était éparpillement, est soudure
Où était infection, est sang nouveau
Où étaient les verrous est l’océan ouvert
L’océan porteur et la plénitude de toi
Intacte, comme un œuf d’ivoire

J’ai lavé le visage de ton avenir

Henri Michaux (né sur la Meuse), « Agir, je viens », dans L’espace du dedans, Gallimard, 1966.

... du moins est-ce ce que j'espère, ce à quoi j'aspire.













Agrandi hébété
j’ouvre
mon cœur jusqu’à toi

Ton ventre
chaud
me boude mais
chaque jour est pour
nous jour d’âme

Ce monde
pourtant tordu
condamne ton cœur
à la vacance

Et je sens
que l’hiver
n’a plus de puissance
sur ton endroit où
l’âme a brûlé

Le temps aux abois
promène tant
de petits copinages grégaires
le long de pelouses
dans ces rues mesquines
en cette ville de pierres

Le temps halète et hurle
sur la berge de ton grand ventre
comme du velours tout noir

Demain
nous ferons l’amour
avec l’insomnie et la lumière
seulement
sache
demain un trèfle
boira l’orchidée
avant que ta main ne siffle

Le ciel en sera rempli de sommeil
et tous ces gens de Blaye goulus
délivrés de ta lèvre
demain
viendront boire tes dents
en feu
et ta bouche
et ton front

Toi
Mon amour
tu seras perpendiculaire
aux petits matins
chantant d’amour
nue et offerte
livrée comme les berges
d’un grand fleuve
turbulente
douce

Moi
posé sur ton naufrage
j’attendrai la vague
et ta voix
et tes yeux
et le corail
et ton odeur dure de femme férue

Ensemble nous allons fustiger
le grand complot
où je te laisse pleurer d’amour

Ce jour
est déjà demain
drapé au cœur strident
d’un temps farouche
Ce jour est déjà tout rempli d’angoisse
et d’insomnies géantes
et comme tu vois
il n’y a pas d’oiseau
au-dessus du ciel
pour porter un départ
sur les vallons
restent le cœur et la jaune
liberté d’aimer
l’espérance elle a mis
les voiles
la foi est plaie vivace
dans le flux du thorax
le soir vient
un grand amour entre
en hivernage
aimer avec tant d’endurance
c’est presque ensemencer
l’apparition de la transparence
au fond bleu de l’été

Et d’ici même
je te jure de ne pas prendre
ton amitié pour autant sans beauté

Tu restes pour moi
cette roue embuée
qui mène au baiser
voie d’exigence absolue
tracée à mon plus grand insu

Tu es mon plein jour vêtu
de nuit rouge
dans la profonde froidure
d’un coeur pané

Tu es l’imposture blasée
prête à jaillir
de ton beau vêtements d’été

Tu es l’incendie
qui dort dans le creux
de mon souffle
tu es la guitare égrénée
note par note sur mon front apaisé
et moi que tu aimes tant
je suis ton cèdre cent fois
centenaire
planté aux bords infinis du printemps

Surtout ne me demande pas
jusqu’où nous avons vécu
cette savoureuse hallucination

Je suis né là même
affublé de calendes
rangé comme une chevelure
ébourrifé d’endives
le cœur pris à mort dans un ruisseau

Sony Labou Tansi (né sur le Congo), L’agrandi, Poèmes et vents lisses, Le bruit des autres, 1995.

17 février 2007

L'enfance




Probablement l’un des derniers vers d’Antonio Machado, écrit quelques jours avant sa mort.

Ces jours d’azur, ce soleil de l’enfance.









L'oeil ouvert de Lulu.
La seule manière de prendre Daphné serait-elle de s'attaquer à son reflet ?
L’une de mes premières photos : de Lionel et Raphaël.
La photo d'une fille, les yeux fermés, par sa mère.

11 février 2007

La commune




















L’esthétique de la terre semble, comme toujours, anachronique ou naïve : réactionnaire ou stérile.
Cette gageure est pourtant à dépasser, faute de quoi les prestiges (et les dénaturations) de la consommation standardisée à l’internationale l’emporteront définitivement, dans l’affect des communautés, sur le plaisir de consommer ce qu’on produit. Le problème est que ces dénaturations déclenchent déséquilibre et tarissement. Dans ce plein-sens, la passion de la terre où l’on vit est un acte débutant, éternellement à risquer.



Esthétique de la terre ? Dans la poussière famélique des Afriques ? Dans la boue des Asies inondées ? Dans les épidémies, les exploitations occultés, les mouches bombillant sur les peaux en squelette des enfants ? Dans le silence glacé des Andes ? Dans les pluies déracinant les favelas et les bidonvilles ? Dans la pierraille et la broussaille des Bantoustans ? Dans les fleurs autour du cou, et les ukulélés ? Dans les baraques de fange couronnant les mines d’or ? Dans les égouttoirs des villes ? Dans le vent aborigène ravagé ? Dans les quartiers réservés ? Dans l’ivresse des consommations aveugles ? Dans l’étau ? La cabane ? La nuit sans lumignon ?



















Oui. Mais esthétique du bouleversement et de l’intrusion. Trouver des équivalents de fièvre pour l’idée « environnement » (que pour ma part je nomme entour), pour l’idée « écologie », qui paraissent si oiseuses dans ces paysages de désolation. Imaginer des forces de boucan et de doux-sirop pour l’idée de l’amour de la terre, qui est si dérisoire ou qui fonde souvent des intolérances si sectaires.
Esthétique de la rupture et du raccordement.
Car tout est là, et presque tout est dit, quand on fait remarquer qu’il ne s’agirait en aucun cas de transformer à nouveau une terre en territoire. Le territoire est une base pour la conquête. Le territoire exige qu’on y plante et légitime la filiation. Le territoire se définit par ses limites, qu’il faut étendre. Une terre est sans limites, désormais. C’est pour cela qu’il vaut qu’on la défende contre toute aliénation.
Esthétique du continu-variable, du discontinu-invariant.

Edouard Glissant, « Les écarts déterminants », dans Poétique de la Relation, Poétique III, Gallimard, 1990.

6 février 2007

La fleur du figuier





Figuier, depuis longtemps je voudrais savoir comment tu esquives
presque entièrement la floraison
et jusqu’au cœur du fruit précoce,
à l’abri des louanges tu pousses ton secret ;
tels les canaux d’une fontaine, ton branchage courbé
transporte la sève, qui se jette, presque sans se réveiller,
du sommeil dans le bonheur.
Tel le dieu se changeant en cygne.

… Tandis que nous… On s’arrête,
ah, on se fait gloire de fleurir
et dans la pulpe tardive de notre fruit caduc
nous pénétrons trahis.
Rares sont ceux en qui l’action monte si fort à l’assaut
qu’embrassés en plein cœur ils se tiennent à l’affût
quand
la tentation de fleurir – comme l’air allégé de la nuit -,
effleure leur bouche et leurs paupières :
ce n’est peut-être que chez le héros
et chez ceux désignés pour un départ précoce, que la mort en jardinant
a autrement courbé les artères.

Ceux-là s’y jettent, devançant leur propre sourire
Comme l’attelage du roi vainqueur s’élance
sur les bas-reliefs de Karnak.
Etrangement proche est le héros de ceux qui sont morts trop jeunes.
Peu lui importe de durer. Sa présence est ici
toute dans le départ,
sans cesse il s’arrache à lui-même pour entrer
dans la constellation mouvante du danger ;
peu l’y trouveraient. Pourtant
le même destin qui nous ignore,
se laisse tout à coup charmer par lui
et le porte au cœur de son monde turbulent.
Je n’entends personne comme lui. Brusquement,
le timbre profond de sa voix me traverse de son torrent..
Comme j’aimerais alors fuir devant l’ardeur du désir
Oh ! que ne suis-je donc un petit garçon,
que ne m’est-il permis de le devenir ; je serais assis,
appuyé sur mes bras futurs, à lire
l’histoire de Samson, comment sa mère d’abord stérile
avait par la suite enfanté la gloire.
N’était-il pas héros déjà, ô mère,
en ton sein,
le choix n’a-t-il pas eu lieu déjà en toi ?
Des milliers bouillonnaient en ton sein, et voulaient être lui.
mais vois : il saisit et refusa -, choisit et sut.
Et lorsqu’il brisa les colonnes, c’était
comme si sorti du domaine de ton corps dans un monde plus étroit ,
il continuait de choisir et de savoir.
Ô mères des Héros, ô sources de torrents impétueux
Gouffres, où du haut bord de leur cœur
se précipitent déjà, victimes futures du fils
des jeunes filles déchirées.
Car le héros prenait d’assaut les stations de l’amour ;
chaque battement de cœur qui lui était destiné le lançait plus loin,
il se tenait au bout des sourires, - déjà détourné, autre.

Rainer Maria Rilke, Sixième élégie de Duino, Elégies de Duino, édition bilingue, traduit de l’allemand par Lorand Gaspar et Armel Guerne, Seuil, 1972.



Samson invoqua Yahvé et il s'écria : "Seigneur Yahvé, je t'en prie, souviens-toi de moi, donne-moi des forces encore cette fois, ô Dieu, et que, d'un seul coup, je me venge des Philistins pour [un seul de] mes deux yeux."
Et Samson tâta les deux colonnes du milieu sur lesquelles reposait l'édifice, il s'arc-bouta contre elles, contre l'une avec son bras droit, contre l'autre avec son bras gauche, et il s'écria : "Que je meure avec les Philistins!" Il poussa de toutes ses forces et l'édifice s'écroula sur les princes et sur tout le peuple qui se trouvait là. Ceux qu'il fit mourir en mourant furent plus nombreux que ceux qu'il avait fait mourir pendant sa vie.
Ses frères et toute la maison de son père descendirent et l'emportèrent. Ils remontèrent et l'ensevelirent entre Çoréa et Eshtaol dans le tombeau de Manoah son père. Il avait jugé Israël pendant vingt ans.

Ancien Testament, Le livre des juges, 16, 28-31.

Dans Pour un seul de mes deux yeux, Mograbi filmé par Mograbi n’est plus tout à fait le même. Quand il téléphone (encore) à propos du film en train de se faire, c’est en plan plus large et à un seul interlocuteur (que nous comprenons être un Palestinien).Voix sans visage, qui dit avec une froide insistance que la mort vaut mieux qu’une vie d’humiliations. Mograbi entend sans broncher cette voix extérieure qui devient dialogue avec lui-même. Le contraste est grand avec la violence qui le traverse à chaque affrontement avec ces soldats israéliens filmés malgré eux. Dans ces face-à-face féroces, le monde filmé par Mograbi semble pourtant redevenir cohérent, c’est-à-dire divisé : les barrières ordinaires reprennent leur place, chacun dans sa bulle plus ou moins blindée, non pas à l’abri de l’autre mais à l’abri de la menace qu’il y aurait à penser l’autre. De même que les soldats ne veulent ni voir ni entendre, les guides touristiques commentent le suicide collectif de Massada ou le geste héroïque de Samson se tuant avec les Philistins, sans entendre combien ces gestes font rime, qu’on le veuille ou non, avec les attentats-suicides. Il s’agit bien de regard et d’écoute : aux guides qui demandent à leurs ouailles de fermer les yeux pour voir, à Samson aveugle qui demande à Dieu la force de tuer encore, Mograbi oppose la logique du cinéma - voir malgré tout ce qui empêche de voir, entendre ce qu’on ne veut pas entendre. Ce sur quoi Mograbi ne cède pas, avec une douceur dont on pouvait ne pas le croire capable, c’est le choix de la vie contre celui de la mort - le choix du cinéma. Il le dit timidement à son interlocuteur palestinien. Et son film le dit fortement à ceux d’Israël qui enseignent le culte de la mort, évidemment héroïque, à leurs enfants. Je ne fais pas surgir au hasard la question de l’héritage et de la filiation. Elle est bien la trame profonde de Pour un seul de mes deux yeux. Et le cinéaste Mograbi se présente toujours comme le fils de son père, le directeur du cinéma Mograbi, un nom connu partout en Israël. Pères, fils. La transmission se fera par le cinéma plutôt que par la guerre.

Extrait de Jean-Louis Comolli, « Avant, après l’explosion, Le cinéma de Avi Mograbi », Cahiers du Cinéma, n° 606, novembre 2005.

5 février 2007

La principauté








































Nous sommes partis de Paris à Rouen sur la Seine, et on me posait des questions. J’avais froid, c’était en septembre je crois, j’avais très froid. Et puis, on est revenu à Paris et ils m’ont demandé : « Quest-ce que tu veux visiter maintenant ? » Alors j’ai dit : « Il faut que je voie Versailles et puis la Seine. » Parce qu’au cours moyen, on apprenait la géographie de la France par des chansons : « Le Rhône, la Garonne et la Loire, le Rhin et la Seine arrosant toute la France, ce sont nos grands fleuves français. » Alors j’ai voulu voir « le grand fleuve français », mais on m’a dit : « Mais c’est ça la Seine ! » J’ai été déçu, parce que je pensais que c’était plus grand que le Congo !

Sony Labou Tansi, « Ma Vie, la vie, celle des autres », entretien avec SLT, propos receuillis par Bernard Magnier, Paroles inédites, éditions théatrales, 2005.

Sony Labou Tansi compare le fleuve Congo à la Seine. Attention à ne pas confondre la Meuse et le fleuve Niger...